Tableau noir – Karatahta

[pour ma maman, mon institutrice préférée]

Atatürk

Kayseri, 20 septembre 1928, Mustafa Kemal Atatürk expliquant le nouvel alphabet turc

Mon nom est Ayça. Je suis née en 1922. Je n’ai que six ans mais je sais déjà compter, et cet été j’ai aussi appris le nouvel alphabet turc avec mon papa qui est l’instituteur du village. Moi, je trouve que c’est plutôt facile, de lire et d’écrire, c’est exactement comme on parle. Mon nom, par exemple, quand on sait que la lettre ç se dit tch. Parce que papa m’a dit qu’avant, avec l’ancien alphabet, pour écrire le ç il fallait faire tout une arabesque avec trois points en-dessous. Papa m’a aussi expliqué que l’écriture arabe n’avait pas non plus assez de voyelles pour faire par exemple la différence entre des mots comme gel, göl, gol, gül ou gul ; pourtant, ça ne veut pas dire du tout la même chose, « un lac » et « une rose » ! Mais au village, les grandes personnes ne sont pas très contentes. Grand-père a dit devant mes petits frères et moi que c’était une insulte à Allah que d’abandonner l’écriture sacrée du Coran, et que ça allait faire des générations d’ignorants, mais papa lui a répondu en nous montrant du doigt que c’était le contraire, qu’il voulait donner une éducation moderne aux enfants turcs, à tous les enfants turcs, aux filles comme aux garçons, dans les villes comme dans les campagnes. Alors, après un long silence, grand-père a tendu sa main à baiser à papa et lui a dit en souriant : « Mon fils, la main que tu ne peux pas couper, embrasse-la. »

Aydan Murtazaoğlu« Karatahta », 1992-1993

Aydan Murtazaoğlu
« Karatahta », 1992-1993

Je m’appelle Elif, j’ai sept ans et j’habite à Istanbul. Avec l’école, nous allons souvent au musée d’art moderne qui s’appelle Istanbul Modern. Aujourd’hui, la maîtresse nous a fait asseoir par terre devant un immense éléphant découpé dans une plaque de bois. Elle nous a fait marquer la date en haut de notre feuille de papier : « jeudi 3 janvier 2013 ». Puis elle nous a expliqué ce qu’on allait faire. Les garçons de la classe, eux, ils se voyaient déjà en train de faire un safari en Afrique, mais moi, je regardais tout le temps sur le côté, il y avait une autre œuvre d’art, plus petite, qui n’avait l’air de rien. Personne ne s’arrêtait devant, et la maîtresse n’en a pas parlé. C’était un tableau noir avec des lettres mal écrites à la craie qui ne voulaient rien dire : w, ı, ü, i, f et k. Mais ce qui est drôle, c’est qu’il n’y avait pas de maître ou de maîtresse devant, mais simplement une main tendue vers le tableau. Je me suis demandé ce que ce maître avait bien pu voler pour qu’on lui coupe la main, comme dans le conte des Mille et une Nuits du Jeune homme à la main coupée, mais je n’ai pas osé demander à la maîtresse, qui m’a juste dit : « tu rêves, Elif ? ». Un jour, la maîtresse a expliqué à la classe que mon prénom était la première lettre de l’ancien alphabet, alîf, et qu’en arabe ça voulait dire « la connaissance ». C’est peut-être pour ça qu’elle ne m’a pas grondée au musée.