Femme fatale

Le 5 août 1925, Amrita Sher-Gil, alors âgée de 12 ans, répertorie dans son journal les films qu’elle a vus en Inde où elle vit depuis quelques années – La Reine de Saba, Cyrano de Bergerac, Quo Vadis, le Cheik –, dessine des croquis sensuels et parfois érotiques des acteurs et actrices qu’elle y a admirés, et en fait un classement par ordre de préférence : Betty Blythe, la comtesse Rina de Liguoro et, à la troisième place, Pola Negri, dans Carmen.
Dans ce film – réalisé par Lubitsch en 1918 et également connu sous le titre The Gypsy Blood – Pola Negri n’a que 21 ans, mais les dix films qu’elle a déjà tournés ont fait d’elle une icône du cinéma muet. Ses épais jupons de gitane accentuent ses rondeurs plutôt qu’ils ne les masquent, elle porte les poncifs de la bohémienne, foulard sur la tête et grandes boucles d’oreilles, et une mèche de cheveux noirs, aiguisée en spirale, orne son front. Sur une photo probablement réalisée par son père Umrao Sher-Gil, Amrita pose avec ce même accroche-cœur et un sourire aguicheur.

En 1929, Pola Negri tourne son dernier film muet, Son dernier Tango, où elle joue une entraîneuse dans un bar à marins du nom de Paradis bleu, qui, pour fuir son maquereau, épouse un gardien de phare et part vivre avec lui. Dans les extraits que l’on peut voir en ligne, on ne peut que constater qu’elle a pris pas mal d’embonpoint, que sa démarche est encore plus chaloupée que dans Carmen, et que la gestuelle est devenue vulgaire : elle bouscule les gens et se crache dans les mains, si bien que j’avais du mal à croire qu’elle puisse avoir été la femme fatale que l’on dit.
Jusqu’à ce soir de janvier 2017. Dans les rues désertes de Vienne, il gèle à pierre fendre. Il fait nuit depuis longtemps. Mais sous les lustres de cristal du cinéma Metro, les lourds velours rouges me projettent hors du temps. Dans l’envers du décor. La salle est historique. Sur la scène, un pianiste accompagne ce dernier film muet* de Pola, seule copie qui ait survécu, provenant de la cinémathèque de Toulouse. La lumière s’éteint, et le voyage commence. Tous les sens sont en éveil. On croit entendre le cri des mouettes, sentir les embruns, alors tout doucement on glisse, dans la bruine du port, dans la moiteur du bar. Puis, gros plan sur son visage. Et Pola nous emporte. Vague submergeante, on croit entendre son rire, sentir la poudre de ses joues, il y a la mouche veloutée qui palpite au-dessus de sa lèvre, il y a les guiches de cheveux noirs qui frisent à présent ses tempes, il y a, malgré le noir et blanc, l’incarnat de sa peau, ses lèvres de carmin et son regard de braise. Elle distille une féminité et une sensualité intemporelles. Elle est la volupté et le désir ardent. Elle est la femme. Elle est Pola Negri. Elle est.

 

* Son dernier Tango (The Woman He Scorned Die Straße der verlorenen Seelen) est un film anglais de Paul Czinner de 1929.