La règle du jeu

DonaudeltaUn voyage Istanbul-Vienne par la route en passant par la Bulgarie, la Roumanie et la Hongrie en seulement une semaine, c’est un peu comme une partie de 1000 Bornes : il s’agit d’accumuler des kilomètres afin d’arriver au but sans encombre. Il semble que nous ayons dès le départ tiré les bottes As du volant et Increvable. Après Edirne découverte au pas de course, passée la frontière bulgare, nous avons aussi pu éviter l’obstacle Panne qui menaçait grâce à la carte Citerne d’essence. Et maintenant, Roulez. Les routes bulgares n’ont pas de marquage au sol, sont envahies d’herbes et creusées de nids de poules. Pas d’aires de repos, pas de toilettes. Les villages que l’on traverse sont pratiquement déserts, les maisons délabrées, aucun magasin, pas de terrains de sport ou de jeu, pas de jardins… Deuxième frontière. Contrôle sommaire d’identité et de douanes, puisque nous sommes déjà dans l’Union Européenne.
Delta du Danube : photographié un troupeau de moutons sur la lande, une borne kilométrique qui indique « Raila 80 km », un minaret quelconque, une boîte aux lettres rouillée, les bulbes dorés à l’or fin d’un monastère, un paysan sur une charrette tirée par deux chevaux, un nid de cigognes sur un poteau électrique, les méandres du fleuve à perte de vue, un château d’eau en ciment comme dans mes souvenirs d’enfance, un toit de ferme en roseaux. Traversée du Danube en bac à Galati. Pique-nique improvisé devant une gare désaffectée, puis reprendre la route. Pour gagner des points, enfin des bornes, des kilomètres. C’est la règle du jeu. Embouteillage en montagne en descendant sur Braşov. Ce sont les aléas de la route. Et à nouveau à un passage à niveau où des enfants mendient « pour de faux », tandis que leurs parents vendent des pastèques sur le bord de la route.
Je passe. Le château des Hohenzollern-Sigmaringen et le monastère de Sinaia, ainsi que le château de Dracula. Pas vus non plus les lacs de montagne et les glaciers des Carpates. Champs d’éoliennes, de maïs et de blé, allées de bouleaux ou de peupliers. Route départementale 22. Asphalte crevassé. Chiens crevés et dépecés par des oiseaux rapaces. Dans les villages de Transylvanie, on découvre la vie sédentaire des Roms, sans doute des Caldéraches, cousins très lointains du peuple Nath venu il y a des siècles du désert de Thar. Les femmes en portent encore les longues jupes rouges et les boucles d’oreilles. Les hommes et les adolescents sont coiffés de larges feutres noirs qui font penser aux gardians de Camargue. Ils font les fenaisons à la faux et à la fourche, travaillent le cuivre et vendent des objets glanés ici et là. On marchande un vieux siphon en verre pour quelques lei et un paquet de biscuits pour les enfants. On les rêvait saltimbanques, musiciens, diseuses de bonne aventure ou dompteurs de chevaux, mais l’histoire du pays a laissé ces gens du voyage, ces errants de la terre sur le bord de la route. Le regard sévère, les traits durcis et l’air farouche.
Attention travaux. Déviation. Revenir en arrière, perdre du temps. La carte Allonge rapporte des kilomètres en plus. Alors on fait un crochet pour voir l’église fortifiée de Biertan.
Et puis le soir du quatrième jour, on se rend compte qu’on a fait plus de 1600 kilomètres et qu’on a déjà gagné l’étape. Alors on ralentit le rythme, on se laisse aller à flâner dans Sibiu et à boire une bière fraîche sous la lune nomade. Fin de partie.

Sibiu, samedi 20 juillet 2013