Miniatures stambouliotes, septembre 2010

Jeu d’enfant

C’est un mercredi, une fin d’après-midi d’août. Ou peut-être déjà septembre. Le pont de Galata est noyé dans la poussière et la chaleur de l’été. Sous les pieds des passants, la chaussée vibre au passage incessant des voitures et des camions. L’asphalte brûlant colle un peu aux semelles. On s’arrête un instant pour regarder les pêcheurs, les petits poissons et les crevettes dans leurs seaux blancs en plastique, puis on s’appuie à la rambarde de fer pour observer le spectacle. Sur la colline, les quatre minarets de la mosquée dominent majestueusement la Corne d’Or.

En contrebas, dans les remous des flots, apparaissent soudain quelques têtes brunes. Une à une elles se hissent hors de l’eau en s’accrochant aux pneus de pare-battage. C’est une ribambelle de jeunes garçons, bronzés et ruisselants, qui remontent aussitôt vers le pont. Quel âge ont-ils ? Douze, quatorze ans ? Certains portent des shorts de bain à la mode, d’autres des sous-vêtements de coton blanc qui leur pendent entre les jambes. Le plus jeune, du moins le plus petit, a la peau presque noire, on croirait un petit indien ; des gouttes d’eau de mer perlent de ses lisses cheveux d’ébène et de ses longs cils épais. Telles des fourmis laborieuses, les garçons semblent répéter inlassablement la scène. L’un après l’autre, ils escaladent le garde-fou, bombent le torse, fiers comme des matadors, avant de se jeter dans le ressac. Les passants applaudissent, sourient, puis poursuivent leur chemin. Sur la jetée, près des marchands de poisson, une touriste blonde les photographie. Un signe de tête, un geste de la main. Notre petit matador demande à être photographié. Accord tacite. Il remonte et, en attendant son tour, se frotte les mains sur le bitume du trottoir. Geste mystérieux. A-t-il touché du goudron ou du mazout rejeté par les bateaux en s’agrippant aux pneus ? Se chauffe-t-il les paumes pour se donner du courage ou pour moins sentir la brûlure du fer chauffé à blanc ? Enfin, perché sur la rambarde, encore dégoulinant du précédent plongeon, il fait signe à la touriste photographe. Sa fine silhouette se découpe sur le ciel. Et dans un cri de guerre, il saute en gesticulant puis se fige dans la position d’une chandelle pour disparaître dans les vagues. Puis, le torse luisant, comme s’il était huilé, les yeux encore embués de sel, il demande à voir la photo sur l’écran numérique. Enchantement. Il ne demande rien, il a juste l’air heureux d’un enfant de son âge. Large sourire aux dents resplendissantes. Puis il arpente à nouveau le chemin du pont. Tandis que le soleil du soir se reflète sur la coupole de la Mosquée de Soliman. Éblouissant.

L’homme de la rue

La nuit est tombée sur Cihangir. À cette heure, les poubelles de la rue Özoğul débordent de déchets. Dans la ruelle escarpée, on entend arriver le chariot à deux roues bringuebalant sur les pavés. L’homme est jeune, vingt ans peut-être. Jeans, sweat-shirt, casquette de base-ball. Entre nous une vitre, quelques mètres seulement. Un monde pourtant.

Il commence par remplir son immense sac de toile cirée de bouteilles en plastique et d’emballages en carton, puis il commence à vider les bennes de leur contenu, jetant des sacs pleins d’ordures et des objets divers au milieu de la rue pour accéder à ce qu’il cherche. Les chats ont fui pour un endroit plus tranquille. En peu de temps, les bennes semblent vides et il se retrouve au milieu d’un monticule de détritus. Brève hésitation. Il soulève sa casquette pour se gratter le crâne, puis commence à déchirer les sacs à poubelle. Tour à tour, il lance des objets dans son sac ou les rejette par terre, comme cet album de photos ou ce linge de maison blanc orné de dentelles et de broderies, qui semblent ne pas l’intéresser. Mais soudain, il semble pris d’une sorte de fièvre à la vue de tous ces trésors : des boîtes Tupperware, petites et grandes, avec leurs couvercles, une louche en métal, une cuillère en bois, deux, une passoire, on dirait l’inventaire de Boris Vian, un grand vase, une casserole, encore des ustensiles de cuisine, il se penche pour attraper l’album photo qu’il feuillète puis relaisse tomber, s’empare d’un carton qu’il aplatit, dépèce, puis fourre dans son grand sac, se baisse à nouveau et, sans se relever, jette divers objets dans son véhicule, il fouille à droite, furète à gauche, il saisit par les pages un dictionnaire Oxford Picture Dictionary, se relève, hésite, les pages se déchirent, il lance le dictionnaire dans son sac. Puis il se fige à nouveau : à ses pieds, une étrange chose, un jouet pour enfants, sorte de poupon noiraud vêtu de fourrure verte avec une antenne dressée sur la tête. Perplexe, il soulève à nouveau sa casquette pour se gratter le crâne. Mais au moment où il se décide à s’emparer du jouet, celui-ci émet un cri métallique « Eh Oh ! », qui le fait aussitôt tressaillir et lâcher prise comme s’il s’était brûlé. Il lance des regards effarouchés à droite, à gauche, mais les passants l’ignorent. Alors, dans un dernier élan, il rassemble le linge brodé, des legos, le Télétubby et l’album de photos. En tombant dans le sac, Dipsy dit une dernière fois « Eh Oh ! ».

Dans la nuit, à grand fracas, le camion des poubelles a vidé le reste des deux bennes métalliques. Mais au matin, au milieu de la rue, vide de gens et de déchets, une boule de sapin de Noël dorée. Intacte.

Ara Güler

Je pars demain. Je voudrais, avant de partir, m’asseoir un instant au Café Ara. Parce que j’ai lu dans le guide qu’il y avait de belles reproductions du célèbre photographe Ara Güler et qu’on pouvait l’y rencontrer, tous les jours, en dehors de la période chaude des mois d’été. Or il a fait 45 degrés pendant tout le mois d’août. Et il est 14 heures, et je dois être au lycée à 14h30. D’un pas mal assuré, je traverse la terrasse ensoleillée où pas une table n’est libre et entre dans la pénombre de la salle vide. En franchissant le seuil, je distingue quatre hommes attablés sous la verrière colorée. Je m’accommode du clair-obscur. Et là : Ara Güler ! C’est lui, j’en suis sûre, ce vieux visage tout buriné aux yeux pétillants de curiosité, et à la barbe blanche en bataille. Ara Güler, c’est un monument, un culte, c’est surtout « l’œil d’Istanbul » : les marchands ambulants, les pêcheurs du Bosphore, les bateliers, les enfants dans les rues, les ivrognes dans les cafés… Et chose plus incroyable encore : à côté de lui, sirotant un thé, est assis Orhan Pamuk. Tremblante comme une midinette, je sors aussitôt de quoi écrire et une carte postale que je viens justement d’acheter : Tarihi Nisuaz Kahvesi, 1950. D’un café à l’autre, soixante ans après.

Mais oserai-je seulement ?