La concrétion d’un souvenir

[« Je sais bien que les objets familiers sont synonymes d’aveuglement : nous ne les regardons plus et ils ne disent que la force de l’habitude. » Marcel Cohen, Sur la scène intérieure. Faits.]

 Je l’ai trouvé dans la pièce du sous-sol de la maison de mes grands-parents que nous appelions « la salle de jeu », mais où mon grand-père, une fois à la retraite, avait installé son bureau. Il y triait ses timbres, faisait son courrier, payait ses factures, lisait et relisait les seuls documents en sa possession sur la mort prématurée de son jeune frère en camp de concentration. « Faites doucement, parce que papi travaille », disait ma grand-mère quand nous demandions à aller jouer en bas. Je me souviens des meubles démodés des années 1940 – une table en fer forgé aux carrelages espagnols, un fauteuil rouge en simili cuir – d’un mange-disque, d’un chapeau mexicain, d’un miroir rond entouré de rotin, et d’une coupe à fruits en pâte de verre…
Tout y était encore quand il s’est agi de vider la maison après le décès de ma grand-mère. Même le bureau de mon grand-père, mort pourtant quinze ans auparavant. Un meuble massif, en bois patiné, vermoulu depuis, que j’avais connu des années auparavant dans le magasin d’électroménager que tenait ma grand-mère à l’angle d’une rue de la ville. Le tiroir du haut, quand j’étais enfant, servait de tiroir-caisse. Sur le bureau de la salle de jeu, comme une mise en scène de théâtre : la lampe Mazda en loupe d’acajou et sa tulipe d’opaline, le téléphone en bakélite au cadran rotatif de la marque Ericsson, estampillé de la mention « Propriété de l’État ». Un pot à crayons rempli de stylos à bille publicitaires et d’un coupe-papier en métal très léger.
C’est lui, l’objet. Le grand mystère.
C’est ce que l’on appelle de « l’artisanat des tranchées » ou « l’art des poilus ». Il date donc de la Grande Guerre. Cent ans déjà. Le manche est fait d’une douille de balle vide ; la lame, fichée dans le culot, est un morceau de laiton de la même couleur, sans doute prélevé sur un obus, aplati et découpé en forme de flamme. La douille et le pourtour de la lame sont gravés d’un fin motif d’écailles ; sur le manche, on peut lire Souvenir ; sur une face de la lame, une ancre entourée d’un cordage – ce qui peut paraître étrange pour un soldat des tranchées –, deux initiales enlacées dont il est difficile de dire s’il s’agit d’un J et d’un E ou d’un F et d’un C, une fleur dans son pot ; sur l’autre face, la même fleur sans son pot, une colombe tenant une lettre dans le bec, et les dates 1914-15-16-17. Tombé au combat ? Ou seulement blessé et rentré au pays ? L’artisan-soldat a-t-il offert le coupe-papier en 1917 à sa mère, à une bonne amie ou une marraine de guerre, dans l’espoir de recevoir des lettres en retour ? Ou échangé l’objet contre des cigarettes, une ration de pain ? D’où mon grand-père le tenait-il ? Hérité de son père ou de son beau-père ? De son frère qui avait été dans la marine ? L’avait-il acheté ou reçu en cadeau bien après les deux guerres ? Nous ne le saurons jamais. Nous aurions dû demander. Ça, et le reste. Mais personne ne l’a fait. Par gêne ou par indifférence. Peut-être aussi parce qu’il fallait faire « doucement, parce que papi travaille ».
Ce regret laisse à la gorge un goût âcre comme l’est l’odeur du métal. Celui des balles et des obus. Qui n’a pas changé depuis un siècle.

(À voir sur le site du Weltmuseum Wien)