Miniatures stambouliotes, octobre 2010

Extérieur jour

Action ! Un camion bloque la rue au bas de l’escalier Camondo, cette volée de marches immortalisée par Cartier-Besson. Klaxons d’impatients. Impassible, le marchand de jus de grenade continue d’actionner sa presse à agrumes. Nar suyu, trois lires ; Portakal suyu, une lire. Des hommes déchargent du camion trépieds, projecteurs, brassées de cables, perches et micros. En haut des escaliers, c’est la Kart Çinar Sokaği. C’est là que ça se passe. Un homme sort d’un taxi avec une énorme caméra sur l’épaule. Les élèves du lycée Saint-Georges, en uniforme noir et blanc, se frayent un passage dans les méandres de l’escalier encombré. Pause repas ou fin des cours. La script est plongée dans son cahier. Le réalisateur, barbe drue et casquette rabattue sur des lunettes de soleil, est engoncé dans un fauteuil de camping. Au mur derrière lui, un tag rouge et noir représentant Emma Goldman. Reflets aveuglants d’une plaque de polystyrène recouverte d’aluminium maniée à bout de bras. Une maquilleuse dessine une cicatrice à l’arcade sourcilière d’une comédienne rondelette : elle est vêtue d’un manteau court élimé et d’un chapeau démodé qui ressemble à un gâteau à la crème. La pharmacienne en blouse blanche est sortie voir devant sa porte. Des femmes sans âge et coiffées d’un foulard traînent derrière elles de petits enfants par la main. Intriguées, elles se postent à l’angle de la rue et observent l’effervescence. Un groupe de quatre hommes en costumes noirs est plongé dans une discussion animée. Producteurs ? Gardes du corps ? Ou comédiens attendant le tournage ? Un machiniste vient installer un trépied et un projecteur dans la rue qui monte vers la tour de Galata. Les élèves du lycée autrichien regardent par la fenêtre du troisième étage, grignotant des grissinis. Personne en place. Bruit partout. Deux machinistes viennent me barrer la vue avec un grand réflecteur. Fin de la scène. Coupez !

 [lundi 25 octobre 2010]

La prière du zuhr

Il a accroché son veston à la patère au-dessus du robinet de cuivre de la fontaine. S’est retroussé les manches et les jambes du pantalon ; a passé sa cravate entre deux boutons de la chemise. Minutieusement – on dirait que la lenteur fait partie du rituel – il s’enlève les souliers et les chaussettes et pose les pieds sur la pierre du bassin. Puis commencent les ablutions : dans le creux de la main, il puise une première fois de l’eau qu’il inspire par le nez, puise à nouveau de l’eau dans ses deux mains jointes et s’en humecte le visage, plusieurs fois, il se lave ensuite les avant-bras jusqu’au creux du coude, puis se passe les mains mouillées sur la tête et la nuque, les oreilles sont nettoyées dans les moindres replis, puis, levant un pied après l’autre, se lave à grande eau entre les orteils et jusqu’aux chevilles. Déjà le muezzin appelle à la prière. Le soleil est au zénith. D’autres fidèles arrivent peu à peu et prennent place à côté de lui sur les bancs de bois. De la poche arrière de son pantalon, il sort un mouchoir avec lequel il se sèche le visage et les bras. Et avec la même lenteur du début, le même recueillement, il se remet les chaussettes et les chaussures, rabaisse ses manches et les jambes de son pantalon, remet ses lunettes jusque-là protégées dans la poche de sa chemise, revêt sa veste de costume et se dirige vers l’entrée de la mosquée.

C’est alors seulement que je remarque le contraste saisissant entre la scène de la fontaine et la toile de fond : le toit pointu et les dix colonnes de marbre se découpent sur les ponts supérieurs de l’immense paquebot de croisière AIDA aux couleurs criardes.

 [Mosquée Nusretiye, lundi 25 octobre 2010, 12h50]