[Jueves 5 febrero 2015, año 57 de la Revolucíon]
Je n’ai pas écrit.
De la mer des Caraïbes à l’Atlantique, des ruelles de La Havane aux plages de Varadero, je n’ai pas écrit.
J’ai écouté l’histoire de héros inconnus : José Cienfuegos, Tamara Bunke et Aleida March ; le buste de José Martí devant les écoles et sur les places publiques ; Chavez, « Nuestro mejor amigo ». Fidel, bien sûr, toujours vivant, toujours présent. Et plus encore le Che, peint sur les murs des usines, des ministères. Et partout des slogans : « Tu ejemplo vive, tus ideas perduran » sur un compteur à gaz, « Familia participa en el programa » sur un poteau télégraphique, et surtout « Hasta la victoria siempre » !
Devant nos yeux défilent des champs de canne à sucre à perte de vue, des plantations de tabac et de manioc ; on nous vante la semi libéralisation et un système de transports en commun qui a fait ses preuves : les gens attendent sur le bord des routes, souvent à l’ombre des ponts, qu’une voiture rouillée ou un pick-up veuille bien les emmener à la ville ; des écoliers radieux, de jeunes soldats, des femmes portant des bébés, des employés de bureau en costume-cravate, tous à la même enseigne. L’État ordonne et organise tout. En échange, le Cubain est au service de la révolution, et le travail est son salut ; la devise : « El hombre crece con el trabajo que sale de sus manos ».
On se laisse charmer par les richesses de la terre et de la mer, poisson, langouste, goyaves et papayes, éblouir par le soleil et les eaux d’émeraude, griser par les cocktails à la « vitamine R », émerveiller par les gestes ancestraux et mystiques, telle cette giclée de rhum jetée dans la poussière, libation à Agwé, dieu des mers, ou Loko, dieu du vent, ou juste pour honorer les morts.
Et le temps d’un voyage, on fait semblant d’y croire.
Je n’ai pas dansé non plus. Malgré le « son », les rythmes de salsa, rumba, mumba et chachacha ; à chaque coin de rue, sur les places, dans les cafés, les hôtels, toujours les mêmes mélodies, les mêmes textes, un répertoire de cinq ou six titres ressassés en boucle : Guantanamera, Chan Chan, Bésame mucho, Comandante Che Guevara. On secoue deux maracas, on gratte nonchalamment une guitare, et on chante De Alto Cedro voy para Marcané ou Dos gardenias para ti ; et au prochain bus de touristes on recommence au début : Guantanamera, guajira guantanamera…
Mais ce soir de février où le soleil se couche pour moi une dernière fois sur le Golfe du Mexique, je me souviens maintenant de ces hommes débroussaillant les bas-côtés de l’autoroute à la machette, des charrues primitives tirées par des bœufs, de ces vieux posant pour un peso convertible dans leurs costumes élimés des années 1950, de ces vieilles maigres et édentées assises sur les trottoirs et fumant un cigare démesuré, et de ces magasins d’alimentation presque vides. On pourrait croire que le temps s’est arrêté. Ou a passé trop vite. La vie, ici, semble être en vase clos. Et les gens me font penser à ces petits oiseaux prisonniers dans leurs cages suspendues dans les rues de Trinidad et qui continuent inlassablement de lancer leurs trilles. Mais ne connaissent rien du dehors.
Sur les plages de Varadero, de jeunes hommes aux corps d’éphèbes et à la peau d’ébène, leurs belles têtes rondes aux cheveux ras ou hérissés de nattes africaines, lointain souvenir de leurs origines, semblent vendre leur corps à des touristes en mal d’exotisme et de sensualité. Le slang américain de Canadiennes obèses entrecoupé de gloussements aigus se mêle aux cris des mouettes et des vendeuses de nippes et de chapeaux de paille. Ça pourrait être Goa, Bodrum ou Kao Lang, une plage du Sénégal ou de Zanzibar. Le soir, au coucher du soleil, les gobelets en plastique des cocktails au rhum parsèment la plage et scintillent dans les dernières lueurs du jour. C’est la fin du voyage. La fin du rêve cubain.
Pourtant, à y bien réfléchir, quelque chose a changé. Mon corps lourd et triste s’est attendri au vent de l’île. Une certaine lenteur s’est immiscée, gagnée sur la vie. Peut-être à cause du rhum, à cause du son ou des graves accents de Bésame mucho, à cause du vol majestueux des pélicans, ou de « ces senteurs d’âcres de la mer qui laissent à l’âme comme une étrange morsure ».
(la citation de la fin est extraite de : Bain de lune de Yanick Lahens)