[Inde du Sud, mars-avril 2016]
« À travers les années errantes, l’œil blasé s’habitue aux plus éclatantes couleurs, aux plus étranges décors. Il finit par découvrir la décevante monotonie de la terre et la similitude des êtres – et c’est un des plus profonds désenchantements de la vie. » [Isabelle Eberhardt, « Notes de route. Maroc, Algérie, Tunisie »]
Faire naufrage. Comme Robinson sur l’île de la Désolation avant qu’elle ne devienne « Speranza ». Échouer, l’espace d’une nuit d’orage, d’un éclair, d’un demi-sommeil, dans un monde inconnu et à première vue hostile.
Tu perds tous tes repères. Rien ne t’est familier. Des fleurs aux noms connus mais pourtant étrangers – frangipane, jacaranda – des odeurs écœurantes, des visages farouches : yeux blancs exorbités et injectés de sang au milieu de peaux de terre noire, pareils à la déesse Kali.
Tu avances à tâtons, renfermée sur toi-même, la tête couverte et le regard baissé ; tu goûtes prudemment, encore tu te protèges – de la brûlure des épices, du rhum et du soleil.
Longtemps encore tu trébuches, tu transpires, tu digères avec peine, tu as mal à la tête. Tu te raccroches à tes habitudes, tu choisis les plats dont tu connais le nom, paneer aux épinards, dals et biryanis, raïtas d’ananas ; tu te plonges dans ton livre ou ton Guide du routard en relisant pour la vingtième fois le chapitre « Signes, symboles et superstitions ».
Tu croyais que ce troisième voyage t’aiderait à comprendre, un peu plus, un peu mieux, ce pays si divers, si étrange. Mais le Sud semble être un autre pays que celui que tu connais déjà. La végétation plus luxuriante, les gens plus foncés, les religions réparties différemment. Et au lieu de s’éclairer, l’entremêlement des croyances, des coutumes et des superstitions te paraît inextricable.
Ce n’est qu’au bout de trois ou quatre jours, au prix d’une marche essoufflante à 2660 mètres d’altitude, ton visage brûlé par le soleil, puis d’un vagabondage en train à vapeur entre forêts et plantations de thé, que tu réussiras à t’ouvrir lentement à cette étrangeté.
Dans le jardin botanique, des étudiants et des jeunes militaires t’arrêteront pour te prendre en photo, c’est eux qui te demanderont d’où tu viens et quelle est ta religion ; et là, incompréhension totale, leur regard perdu dans le vide, ta vie sans croyance. Puis au détour du jardin japonais, une vieille femme de la tribu des Todas te serrera la main de ses doigts boucanés et émaciés. Un petit bout de rien, édentée, le visage serein encadré d’une sorte d’anglaises poivre et sel qui te font penser à des dreadlocks. Cette tribu, dont la religion remonte à la nuit des temps, vénère les buffles et pratique des libations au lait au lever et au coucher du soleil. Ils appellent l’au-delà auquel ils croient Le Grand Pays. On sait peu de choses sur ces Todas, si ce n’est qu’ils étaient polyandres et qu’ils ont leur propre langue, un artisanat encore vivace, et qu’il n’en resterait plus qu’un millier.
Tu t’es alors souvenue d’Amrita Sher-Gil qui, lors de son premier voyage dans le Sud de l’Inde, écrivait : « I love South India . I find the people recall the figures of Ajanta. I wish I could live and work here all my life ! ». Tu aurais voulu voir cette Inde du Sud d’il y a 80 ans. Avant que la pollution, les conflits ou les tsunamis ne la dévastent. Cette Inde au sol d’ocre et à la végétation vert d’émeraude, parsemée de petites huttes d’argile rouge couvertes de feuilles de palmiers, où, en 1937, il n’y avait encore presque pas d’Européens. Voir le palais de Mattancherry, à Cochin, désert. Pouvoir observer longuement les fresques de Shiva et retrouver les scènes érotiques qu’elle dit avoir dessinées, dans une lettre du 25 janvier 1937 : les jeux amoureux entre Krishna et des Gopîs. Ou ces silhouettes de femmes du temple de Madurai qu’elle trouvait admirables. Fascinantes. Mais tu es loin de cette « extraordinaire atmosphère ». Alors, comme à chaque fois, tu te poses des questions sur le sens de ces voyages. Et tu oses presque prononcer le mot de déception.
Tu sais pourtant que, longtemps après ce voyage, quand tu auras tout oublié de la chaleur, de la maladie, de la pollution, il te restera le battement des tambours dans la poitrine et une odeur de fleur de muscade sur les doigts. Et tu te souviendras de cette marchande d’épices au sourire radieux, et des gestes incroyablement gracieux de la jeune danseuse. Qui s’appelait peut-être Amrita.
« Il est ainsi, à certaines époques de la vie, des instants où rien d’extraordinaire ne survient, mais qu’on n’oublie jamais dans la suite, car ils sont d’une indicible douceur. » [Isabelle Eberhardt, « Notes de route. Maroc, Algérie, Tunisie »]