Heure hindoue
Fin d’après-midi. Lourdeur de l’air, moiteur des mains. Dans la lumière de l’été, la chambre prend des couleurs indiennes, se teinte de rouge et d’orange, à travers le rideau improvisé. Par la fenêtre ouverte me parviennent des voix de passants, des jeux d’enfants au fond de l’impasse. Marelle, jeu de ballon ou « un-deux-trois-soleil ». Plus loin encore, j’entends le roucoulement monocorde des pigeons, le caquètement des poules sur le toit de l’immeuble d’en face et les cris angoissants et lancinants des mouettes. Le vent porte l’odeur des feuilles du figuier de la cour. Dans l’ombre, les fruits mûrissent doucement. Les effluves enivrants se mêlent à ceux des basilics et du romarin du rebord de la fenêtre.
Léger bruissement d’ailes, tout proche : une fine colombe vient de se poser entre le jasmin et le rosier en boutons. Son plumage est gris-sable, chamoisé, soyeux. Ses yeux : deux jolies petites billes noires. Elle me regarde, penche légèrement la tête et ronronne doucement comme un chat qu’on caresse.
Les lumières de la ville
Le ciel est rose et gris, zébré de filets blancs. Le soleil couchant se reflète dans les coupoles métalliques et les vitres des immeubles. Le grand pont du Bosphore, illuminé comme un casino de Las Vegas, passe déjà du rouge au bleu, et du bleu au violet. Puis la lune apparaît. Les premières étoiles, et le ciel s’assombrit. L’Asie, alors, s’illumine. Bientôt on ne distingue plus, sur la rive d’en face, l’embarcadère d’Üsküdar. Mais le Bosphore se met à scintiller dans les feux de l’incessant ballet des bateaux, des cargos de nuit, des barques de pêcheurs et parfois des paquebots de croisière, ces monstrueux hôtels flottants qui remontent le Bosphore vers la Mer noire, avec musique d’ambiance et cocktail à bord, après avoir pillé le bazar de son kitsch le plus clinquant.
La mer, la nuit, brille de mille lueurs, étincelles fugaces, feux follets vacillants. Yakamoz, instants magiques où le rayon de la lune se joue de la moire de l’eau. Poussière d’or. Yakamoz, un mot doux et sucré, et élastique comme un loukoum.
Trois sœurs
Samedi soir, sur l’esplanade devant le petit embarcadère de Kuzgunzuk, près du pont du Bosphore. La rive asiatique, moins escarpée, semble plus exposée aux vents. Ou c’est la pluie qui s’annonce. De gros nuages noirs traversent le ciel. Il fait frais. Après la brûlure du soleil sur la plage, la peau frissonne dans les bourrasques. Fatigue des yeux aussi, pour avoir trop longtemps fixé le rayonnement de l’eau et du sable. La mer devient houleuse et sombre, les vagues jettent leur crachin gluant sur le quai. Samedi soir, c’est ramazan, depuis quelques jours seulement. Bientôt l’heure où l’on ne distinguera plus un fil noir d’un fil blanc. Des familles s’installent en silence sur la pelouse, allument leur réchaud, préparent le thé et les grillades, en attendant l’adhan, l’appel à la prière. Ce sera l’heure de boire enfin un verre d’eau et de rompre le jeûne en croquant dans une date.
Et puis soudain, déchirant le silence, une voix s’élève : allahu akbar… une lueur rougeâtre enflamme encore le ciel. Allahu akbar… Quelques instants encore. Le vent par rafales emporte la voix vers les rives d’Europe. Allahu akbar. Ce n’est pas un cri, une plainte, mais bien un chant de joie et de ferveur. Allahu akbar, quatre fois retentit. C’est le son d’Istanbul, sa musique, sa poésie.
Au pied d’un arbre, trois jeunes filles voilées nous invitent à partager leur pique-nique. Douceur de leurs voix et de leur pain à la pâte de sésame, odeur du sel, à peine, moiteur de l’air. Ici, la lune apaisante s’est levée, tandis que l’Occident est encore baigné d’une vive rougeur. Ashhadu an lâ ilâha illâ Llâh… Et les voix d’autres muezzins, comme un écho, continuent de résonner là-bas, du côté du couchant, charriées par les vents.