[variations sur le thème « quitter Istanbul – retrouver Vienne »]
« On reconnaît les villes à leur démarche, comme les humains. »
[R. Musil, L’homme sans qualités, traduit par P. Jaccottet]
C’est d’abord quitter le bruit incessant de la ville ; le vacarme du jour : les sirènes des bateaux, le bourdonnement des cargos, le cri des mouettes, les klaxons des voitures, les sifflets d’agents de police, les feulements de matous en colère, le grincement du tramway, les aboiements de chiens, le tintement des cuillères dans les verres de thé, la plainte geignarde des enfants appelant leur mère, les poules de la cour, l’appel des rémouleurs, ferrailleurs et chiffonniers, les grésillements de perceuses, crépitements de soudeuses et coups de marteaux, et le livreur de pizzas ou d’escalopes viennoises, mais aussi les échos de la nuit : les mélopées arabesques montant des bateaux à touristes, le chant du muezzin, les miaulements de chattes en chaleur, la Harley du bout de l’impasse, et encore et toujours la rumeur sourde et obsédante qui monte du Bosphore, à toute heure du jour, de la nuit.
C’est laisser derrière soi la moiteur, la sueur, la poussière qui colle à la peau, la suie qui noircit la plante des pieds, les marchandages pour un plateau en cuivre ou deux écharpes de laine, le marché du dimanche, le manav ouvert la nuit, les traversées en vapur pour aller en Asie acheter du poisson, les errances dans le quartier des antiquaires, les bières fraîches sous le pont Galata et les troquets de Cihangir.
C’est oublier peu à peu les graffitis dans l’ombre des ruelles étroites, le café Urban sous sa vigne sauvage, les concerts de casserole, le vrombissement des canons à eau, la marée humaine de l’Istiklal Caddesi et l’ébullition de la place Taksim, l’odeur sucrée de cannelle de la viande grillée et celle âcre de poivre des gaz lacrymogènes.
C’est ralentir le pas, reprendre son souffle, revenir à l’essentiel. C’est un peu comme, après une escapade amoureuse ou un moment de folie, retrouver une ancienne maîtresse, les notes graves de sa voix, son parfum familier, sa respiration lente, ses gestes tendres et silencieux, et avoir le sentiment apaisant d’être enfin rentré chez soi.