C’est un soir de septembre sur une plage de la presqu’île de Gelibolu, entre Égée et mer de Marmara. J’ai ramassé quelques trésors, des bois flottés, des éclats de marbre vert, rose, blanc et rouge. La chaleur blessante du soleil a laissé place à la caresse du vent. La mer changée, tout à l’heure bleue et vert d’émeraude, est devenue dorée, là où les bancs de sable affleurent la surface. Beauté inégalable de la nature : en lisière des bosquets, la côte creusée à blanc, racines nues des pins maritimes, plantes des dunes ployant au vent, plaques de schiste où de petits bassins retiennent des croûtes de sel, velours du sable, et, livrés au ressac, des blocs énormes de rochers lustrés par la mer. On croirait des animaux marins échoués, des corps de femmes endormies, rondeurs polies par les vagues, brunies, roussies, alanguies, la tête posée sur un bras recourbé, les vagues caressantes dans le creux de l’épaule.
Pas un bateau, pas un cargo. Ici, pas de moteur ni de bruit de la ville. Pas même un chant de muezzin. Un drapeau blanc claque dans le vent.
Dans l’écume frisée marche un vieux couple sur un banc de sable. Encore vêtus de leur lin blanc. Je les ai vus tout à l’heure marcher le long de la plage. Troublante image que ces corps usés, cassés, aux gestes lents, qui semblent s’éloigner déjà vers un ailleurs amer et sombre, m’abandonnant à la vie.
C’était une nuit du mois d’août sur cette plage de la presqu’île de Gallipoli. Ils venaient d’Australie, de France et d’Angleterre. Ils s’appelaient Alec, Timothy ou William. Certains avaient tout juste seize ans et n’avaient jamais voyagé.
À peine jaillis des vagues, ils sont tombés sous la mitraille. Et au matin, la dune dévastée, les arbres calcinés, la mer teintée de sang, des crânes éclatés dans les cratères des bombes, des corps morts rejetés dans les trous des tranchées, le sable dans les plaies, ou livrés au ressac, les vagues caressantes dans le creux de l’épaule.
Tant de morts, sur cette même plage.
Ils s’appelaient Adil, Mustapha ou Sahin.
On dit qu’ils reposent en paix en terre ottomane, loin des cloches d’église et du chant de muezzin.
Ces héros oubliés d’une guerre oubliée, dit la chanson.
Entre les pins, entre les tombes, dit le poème.
[La bataille de Gallipoli, aussi appelée bataille des Dardanelles, a duré du mois d’avril 1915 à janvier 1916 et a coûté la vie à près de 90 000 soldats turcs et à 50 000 chez les Alliés]