Ou réflexion sur le bien-fondé des graffiti à l’occasion de la visite du site archéologique de Sigiriya, le 30 janvier 2013
Sigiriya est un monolithe de deux cents mètres de haut, situé au cœur de la jungle sri lankaise, un bloc de granit au sommet duquel un roi, du nom de Kassapa, fit ériger une forteresse au Ve siècle de notre ère. Malgré son despotisme et sa folie de la persécution – on le serait à moins, il avait chassé son demi-frère et fait murer vivant son père – ce roi était un esthète et épicurien. Outre des jardins de plaisirs, il fit réaliser des fresques à flanc de roche dans un abri-sous-roche à plus de cinquante mètres de hauteur : près de cinq cents apsaras aux seins nus, des nymphes célestes de la tradition hindoue, chargées de bijoux, de fleurs et de corbeilles de fruits. On n’en compte plus aujourd’hui que vingt-deux. Elles sont d’une sensualité à couper le souffle. À moins que ce ne soit dû à l’altitude et à l’escalier en colimaçon que l’on vient de monter !
Le fait est que la galerie qui longe la paroi rocheuse débouche sur le Mur Miroir qui témoigne depuis le VIe siècle de l’engouement des visiteurs pour le site : dans l’enduit lissé et brillant de ce garde-fou ont été gravés des graffiti, où l’on apprend par exemple que « Nadra aime Chathu ». Au premier abord, on peut être choqué de ce vandalisme et de cette bêtise humaine. Mais à y regarder de près, on se rend compte que ces traces sont tout autant des empreintes sociologiques que les apsaras aux seins nus, et on se met à imaginer qui a bien pu écrire en anglais la date du 16 juillet 1891 ou à chercher quelque nom connu, un dessin ou une graphie photogénique, ou un poème…
Quelle différence en effet entre les peintures rupestres de Lascaux, les fresques de Pompéi et les graffiti et tags des murs de New-York, Vienne ou d’Istanbul ? Quel que soit le médium employé, peinture à main levée, gravure ou pochoir bombé, les graffiti sont autant de témoignages à valeur historique. Comme ces épigraphes runiques maladroitement gravées dans la pierre de la basilique Sainte-Sophie d’Istanbul par des envahisseurs vikings qui s’appelaient Alftar, Arı et Arnı. Ou comme cet employé à la cour de Vienne, Joseph Kyselak, qui grava son pseudonyme et même « Kyselak war hier! » (« Kyselak est passé par là ! ») sur des façades de la capitale ou dans la roche, au hasard de ses randonnées en montagne. Ou enfin ce tag intertextuel trouvé sur les murs d’Istanbul : « yasaklamak yasaktır » où le graffeur renvoie au slogan soixante-huitard « il est interdit d’interdire ».
Oui, les graffiti sont bien des signes culturels, des empreintes de nos sociétés dont il faut bien reconnaître la fonction identitaire et l’historicité. Voilà ce à quoi je pensais en longeant le flanc du rocher de Sigiriya. Et puis tout à coup, je me suis souvenue d’une exposition viennoise, il y a une quinzaine d’années, qui donnait à réfléchir sur le rôle de la langue dans notre culture de masse. Les murs blancs étaient tapissés de feuilles au format A4 recouvertes de textes écrits au pochoir. C’étaient des questions, des lieux communs, des interdits, des slogans publicitaires, des dictons, jetés là, de manière presque obscène : « À quoi sert l’ennui ? », « Comment allez-vous ? », « Avez-vous peur ? », « L’habit ne fait pas le moine », « Vous le valez bien ». Avec des moyens simples, l’installation renversait les données de la langue. Elle montrait que ces expressions, ces invasions, ces violations quotidiennes sont, à force de matraquage, devenues stériles, vides de sens, cédant ainsi le pas à une lecture plus sensible. Un manifeste de la langue, en quelque sorte. En vous forçant à répondre à des questions apparemment banales, entendues ou lues si souvent sans jamais y répondre, elle redonnait à ces fragments de langage un sens profond. Des feuilles vides invitaient également à répondre à ces questions ou à en formuler d’autres. J’observai alors un couple, d’environ trente ans : il écrivit, à l’instar de Kyselak et de générations d’adolescents, « Ich war hier ». Et derrière lui, sa femme, « ich auch ». Je n’ai jamais su si c’était un instant de régression juvénile ou de l’humour intertextuel.