« L’unique hurlement est en toi. »
[Patrick Chamoiseau, Écrire en pays dominé]
Istanbul, septembre 2011. Voilà un an que je me suis installée dans cette ville tentaculaire dont je ne connais encore que trop peu la langue et les mœurs. J’arpente souvent la grande artère commerçante, la célèbre İstiklal Caddesi, à la recherche de repères : Institut Français, Goethe-Institut, disquaires et libraires. Dans la vitrine de Mephisto, le dernier Elif şafak, Iskender, et la série des Ayşegül : Ayşegül à la mer, Ayşegül à la ferme, Ayşegül au zoo, Ayşegül fait la cuisine… 1. J’ai déjà remarqué que la littérature et la chanson françaises sont très appréciées ici. En tête de gondole, le CD de Zaz qui sert d’ailleurs déjà de sonnerie de téléphone. Et à la caisse, Le Petit Prince dans sa traduction turque. Un indémodable, semble-t-il. Je sais qu’il est paru l’an dernier dans une nouvelle traduction allemande d’Elisabeth Edl2, et je viens de lire dans TRANSLITTÉRATURE3 que Sarah Ardizzone en avait traduit tout récemment en anglais l’adaptation en bande dessinée et Ros et Chloe Schwartz la version originale.
Tandis que je patiente dans la queue pour payer mes achats, je me souviens qu’il y est question de la Turquie – et c’est justement un des passages que cite et commente Sara Ardizzone. C’est dans le chapitre IV, celui sur l’astéroïde B612 dont le narrateur pense qu’il s’agit de la planète du petit prince : « Cet astéroïde n’a été aperçu qu’une fois au télescope, en 1909, par un astronome turc. » Mais ce dernier n’aurait pas été pris au sérieux à cause de son costume oriental, tel que Saint-Exupéry l’a dessiné : fez et pantalon bouffant. Puis on y lit cette phrase : « Heureusement pour la réputation de l’astéroïde B612, un dictateur turc imposa à son peuple, sous peine de mort, de s’habiller à l’européenne. L’astronome refit sa démonstration en 1920, dans un habit très élégant. Et cette fois-ci tout le monde fut de son avis. »4 Sarah Ardizzone, qui a supprimé le mot heureusement, commente son choix de traduction ainsi : « Heureusement pour la réputation de la planète dans les cercles scientifiques, peut-être ; mais on voit difficilement d’autres raisons de s’en réjouir ». La traductrice turque, Sumru Ağıryürüyen, a remplacé le mot dictateur5 (qui serait diktatör en turc) par leader (lider) :
Ama, asteroid B612’nin şansına; dediği dedik bir Türk lider, karşı çıkanları ölüm cezasıyla tehdit ederek, halkının Avrupalılar gibi giyinmesini şart koştu.6
On ne saurait taxer cette traductrice d’infidélité, d’autant plus qu’elle a conservé l’expression sous peine de mort (ölüm cezasıyla). Simple question de sémantique, me direz-vous. Mais alors, pourquoi ce choix ? On l’aura deviné, le dictateur turc en question est Atatürk. Or il faut savoir qu’en Turquie, on est passible d’emprisonnement pour avoir traité Atatürk de dictateur.7 Et il faut avoir vu des enfants en uniforme scolaire alignés au garde à vous dans la cour d’une école, la tête tournée vers le buste d’Atatürk, chanter avec ferveur l’hymne national, pour comprendre que ce culte voué à la personnalité de Mustafa Kemal est… incompréhensible ! Atatürk est partout ; des bustes, des statues en pied, des photographies ; dans les écoles, sur toutes les places, dans les magasins, les taxis, les échoppes d’artisans, sur les billets de banque. Ce héros des Dardanelles qui a repoussé les alliés à la célèbre bataille de Gallipoli en 1915, méritant ainsi son premier titre honorifique de Gazi (Le Victorieux), est surtout vénéré pour avoir modernisé et européanisé le pays : instauration de la laïcité, réforme des noms de famille, du code vestimentaire et de l’écriture en remplaçant l’alphabet arabe par l’alphabet latin, droit de vote des femmes. Cette révolution sociale sans précédent, appelée « révolution kémaliste », lui vaudra le titre de Pascha. Puis, en 1934, sur décision de l’Assemblée, Mustafa Kemal devient Atatürk (le Turc-Père, au sens de « Turc comme l’étaient les ancêtres »).
Ceci expliquant cela ? « Un dictateur n’a pas de concurrent à sa taille tant que le peuple ne relève pas le défi », disait François Mitterrand.8
Février 2012. L’hiver n’en finit pas. Je reviens régulièrement chez les disquaires et libraires de l’İstiklal Caddesi. Chez Mephisto, j’achète un DVD de Fatih Akhin et des poèmes d’Aragon, Éluard et Orhan Veli mis en musique par Livanelli. À la caisse, Le Petit Prince turc est à présent flanqué de la traduction kurde par Fawaz Husên. Grâce au dessin de l’astronome au fez et pantalon bouffant, je trouve vite le chapitre IV et le passage incriminé :
Lê ji xêr û xweş bextiya gêrestêra piçûk B612 re, dîktatorekî tirk fermanek j ibo miletê xwe derxist û yê bi wê fermanê nekira û cil û bergên ewrûpî li xwe nekirana, ew ê bihata kuştin.9
De mémoire de traductrice, jamais fidélité au texte n’a été aussi subtilement subversive.
1 On aura reconnu la série des Martine de Gilbert Delahaye et Marcel Marlier, traduite en turc par Füsun Önen, éd. Rasit Çavas, Istanbul.
2 Traductrice autrichienne d’auteurs des XIXe et XXe siècles, tels que Stendhal, Flaubert, Julien Green, Patrick Modiano et Philippe Jaccottet.
3 TRANSLITTÉRATURE, été 2011, no 41, p. 16-24, interview traduite de l’anglais par Claire-Marie Clévy.
5 Un ami linguiste qui collectionne les éditions étrangères du Petit Prince m’a confirmé que le mot avait été traduit par dictateur dans toutes les langues dont il dispose (25 !), sauf dans la version ouzbek qui a la forme sultoni, qui signifierait sultan.
6 Antoine de Saint-Exupéry, Küçük Prens, traduit en turc par Sumru Ağıryürüyen, mavibulut, Istanbul, 2011, p. 18-19.
7 La journaliste Nagehan Alçi a été arrêtée en novembre 2011 pour insulte à l’encontre d’Atatürk et encourt entre une et trois années de prison.