Die Stimmen von Ysper

Die Stimmen von Ysper

Collage entstanden anlässlich des 29. Übersetzerseminars, Ysper, 5. Mai 2013, basierend auf der Arbeit der Französisch-Werkstatt an „Chroniques de l’Occident nomade“ von Aude Seigne und „Un barbare en Asie“ von Henri Michaux

« Ich war hier »

Ou réflexion sur le bien-fondé des graffiti à l’occasion de la visite du site archéologique de Sigiriya, le 30 janvier 2013

4 Sigiriya (2)4 Sigiriya (8)4 Sigiriya (18)Il est interdit d'interdire

Sigiriya est un monolithe de deux cents mètres de haut, situé au cœur de la jungle sri lankaise, un bloc de granit au sommet duquel un roi, du nom de Kassapa, fit ériger une forteresse au Ve siècle de notre ère. Malgré son despotisme et sa folie de la persécution – on le serait à moins, il avait chassé son demi-frère et fait murer vivant son père – ce roi était un esthète et épicurien. Outre des jardins de plaisirs, il fit réaliser des fresques à flanc de roche dans un abri-sous-roche à plus de cinquante mètres de hauteur : près de cinq cents apsaras aux seins nus, des nymphes célestes de la tradition hindoue, chargées de bijoux, de fleurs et de corbeilles de fruits. On n’en compte plus aujourd’hui que vingt-deux. Elles sont d’une sensualité à couper le souffle. À moins que ce ne soit dû à l’altitude et à l’escalier en colimaçon que l’on vient de monter !

Le fait est que la galerie qui longe la paroi rocheuse débouche sur le Mur Miroir qui témoigne depuis le VIe siècle de l’engouement des visiteurs pour le site : dans l’enduit lissé et brillant de ce garde-fou ont été gravés des graffiti, où l’on apprend par exemple que « Nadra aime Chathu ». Au premier abord, on peut être choqué de ce vandalisme et de cette bêtise humaine. Mais à y regarder de près, on se rend compte que ces traces sont tout autant des empreintes sociologiques que les apsaras aux seins nus, et on se met à imaginer qui a bien pu écrire en anglais la date du 16 juillet 1891 ou à chercher quelque nom connu, un dessin ou une graphie photogénique, ou un poème…

Quelle différence en effet entre les peintures rupestres de Lascaux, les fresques de Pompéi et les graffiti et tags des murs de New-York, Vienne ou d’Istanbul ? Quel que soit le médium employé, peinture à main levée, gravure ou pochoir bombé, les graffiti sont autant de témoignages à valeur historique. Comme ces épigraphes runiques maladroitement gravées dans la pierre de la basilique Sainte-Sophie d’Istanbul par des envahisseurs vikings qui s’appelaient Alftar, Arı et Arnı. Ou comme cet employé à la cour de Vienne, Joseph Kyselak, qui grava son pseudonyme et même « Kyselak war hier! » (« Kyselak est passé par là ! ») sur des façades de la capitale ou dans la roche, au hasard de ses randonnées en montagne. Ou enfin ce tag intertextuel trouvé sur les murs d’Istanbul : « yasaklamak yasaktır » où le graffeur renvoie au slogan soixante-huitard « il est interdit d’interdire ».

Oui, les graffiti sont bien des signes culturels, des empreintes de nos sociétés dont il faut bien reconnaître la fonction identitaire et l’historicité. Voilà ce à quoi je pensais en longeant le flanc du rocher de Sigiriya. Et puis tout à coup, je me suis souvenue d’une exposition viennoise, il y a une quinzaine d’années, qui donnait à réfléchir sur le rôle de la langue dans notre culture de masse. Les murs blancs étaient tapissés de feuilles au format A4 recouvertes de textes écrits au pochoir. C’étaient des questions, des lieux communs, des interdits, des slogans publicitaires, des dictons, jetés là, de manière presque obscène : « À quoi sert l’ennui ? », « Comment allez-vous ? », « Avez-vous peur ? », « L’habit ne fait pas le moine », « Vous le valez bien ». Avec des moyens simples, l’installation renversait les données de la langue. Elle montrait que ces expressions, ces invasions, ces violations quotidiennes sont, à force de matraquage, devenues stériles, vides de sens, cédant ainsi le pas à une lecture plus sensible. Un manifeste de la langue, en quelque sorte. En vous forçant à répondre à des questions apparemment banales, entendues ou lues si souvent sans jamais y répondre, elle redonnait à ces fragments de langage un sens profond. Des feuilles vides invitaient également à répondre à ces questions ou à en formuler d’autres. J’observai alors un couple, d’environ trente ans : il écrivit, à l’instar de Kyselak et de générations d’adolescents, « Ich war hier ». Et derrière lui, sa femme, « ich auch ». Je n’ai jamais su si c’était un instant de régression juvénile ou de l’humour intertextuel.

 

Impressions du Sri Lanka

Toutes les manières de voir le monde sont bonnes, pourvu qu’on en revienne.
[Nicolas Bouvier, L’usage du monde]

 

6 Nurelia (149) 4 Sigiriya (52) Polonnaruwa 2 Anuradhapura (25) 8 Zug nach Colombo (10)6 Nurelia (119)

À travers les années errantes, l’œil blasé s’habitue aux plus éclatantes couleurs, aux plus étranges décors. Il finit par découvrir la décevante monotonie de la terre et la similitude des êtres – et c’est un des plus profonds désenchantements de la vie. Pourtant il est des coins de pays qui semblent échapper à la tyrannie du temps, et qui se conservent presque intacts ; ceux-là seuls peuvent rendre aux âmes les plus lasses le frisson et l’ivresse qu’elles croyaient perdus à jamais.
[Isabelle Eberhardt, Notes de route. Maroc, Algérie, Tunisie]

 

Danger, men at work

Men at workQuand on se trouve au sommet de la tour la plus haute du monde, la Burj Khalifa de Dubaï, où l’on est monté grâce aux ascenseurs les plus rapides du monde, on peut voir l’étendue incroyable de ce chantier, le plus vaste du monde, des gratte-ciels et infrastructures titanesques gagnés sur le désert et sur la mer : un parc aquatique à faire pâlir les autres pays de la péninsule arabique, l’hôtel Burj Al-Arab, le plus luxueux au monde, la plus grande marina du monde, Khor Dubaï, le pont le plus gigantesque du monde. Un projet urbanistique de tous les superlatifs, où même les centres commerciaux rivalisent de gigantisme : patinoires olympiques, cascades, aquariums géants, pistes de ski. Au loin, les presqu’îles artificielles de Palm Islands en forme de palmier, et l’archipel d’îles reproduisant les cinq continents rappellent que Dubaï est au bord de la mer et vivait autrefois de la pêche aux perles.

Quand on se trouve au sommet de la tour la plus haute du monde, au retour d’un voyage au Sri Lanka, on sait aussi qu’autrefois, l’île de Ceylan vivait de ses épices et pierres précieuses. Et même si le pays est toujours le deuxième exportateur mondial de thé, c’est aujourd’hui sa force de travail qui représente la base de son économie, en particulier celle des ouvriers du bâtiment. En effet, des milliers de travailleurs sri lankais partagent le sort d’Indiens, de Pakistanais et de Bangladais qui se vendent sur les chantiers pharaoniques des Émirats arabes unis. Leurs conditions de vie et de travail sont abominables et inhumaines : ils sont cantonnés dans des camps insalubres, entassés dans des baraques sans fenêtre, travaillent sept jours sur sept, dix heures par jour, pour des salaires de misère, et ne sont autorisés à rentrer chez eux qu’au bout de deux ans de bons et loyaux services. Alors un jour, ils se jettent dans le vide du haut d’une tour en construction. Et peu leur importe que ce soit la plus haute du monde.

 

Tableau noir – Karatahta

[pour ma maman, mon institutrice préférée]

Atatürk

Kayseri, 20 septembre 1928, Mustafa Kemal Atatürk expliquant le nouvel alphabet turc

Mon nom est Ayça. Je suis née en 1922. Je n’ai que six ans mais je sais déjà compter, et cet été j’ai aussi appris le nouvel alphabet turc avec mon papa qui est l’instituteur du village. Moi, je trouve que c’est plutôt facile, de lire et d’écrire, c’est exactement comme on parle. Mon nom, par exemple, quand on sait que la lettre ç se dit tch. Parce que papa m’a dit qu’avant, avec l’ancien alphabet, pour écrire le ç il fallait faire tout une arabesque avec trois points en-dessous. Papa m’a aussi expliqué que l’écriture arabe n’avait pas non plus assez de voyelles pour faire par exemple la différence entre des mots comme gel, göl, gol, gül ou gul ; pourtant, ça ne veut pas dire du tout la même chose, « un lac » et « une rose » ! Mais au village, les grandes personnes ne sont pas très contentes. Grand-père a dit devant mes petits frères et moi que c’était une insulte à Allah que d’abandonner l’écriture sacrée du Coran, et que ça allait faire des générations d’ignorants, mais papa lui a répondu en nous montrant du doigt que c’était le contraire, qu’il voulait donner une éducation moderne aux enfants turcs, à tous les enfants turcs, aux filles comme aux garçons, dans les villes comme dans les campagnes. Alors, après un long silence, grand-père a tendu sa main à baiser à papa et lui a dit en souriant : « Mon fils, la main que tu ne peux pas couper, embrasse-la. »

Aydan Murtazaoğlu« Karatahta », 1992-1993

Aydan Murtazaoğlu
« Karatahta », 1992-1993

Je m’appelle Elif, j’ai sept ans et j’habite à Istanbul. Avec l’école, nous allons souvent au musée d’art moderne qui s’appelle Istanbul Modern. Aujourd’hui, la maîtresse nous a fait asseoir par terre devant un immense éléphant découpé dans une plaque de bois. Elle nous a fait marquer la date en haut de notre feuille de papier : « jeudi 3 janvier 2013 ». Puis elle nous a expliqué ce qu’on allait faire. Les garçons de la classe, eux, ils se voyaient déjà en train de faire un safari en Afrique, mais moi, je regardais tout le temps sur le côté, il y avait une autre œuvre d’art, plus petite, qui n’avait l’air de rien. Personne ne s’arrêtait devant, et la maîtresse n’en a pas parlé. C’était un tableau noir avec des lettres mal écrites à la craie qui ne voulaient rien dire : w, ı, ü, i, f et k. Mais ce qui est drôle, c’est qu’il n’y avait pas de maître ou de maîtresse devant, mais simplement une main tendue vers le tableau. Je me suis demandé ce que ce maître avait bien pu voler pour qu’on lui coupe la main, comme dans le conte des Mille et une Nuits du Jeune homme à la main coupée, mais je n’ai pas osé demander à la maîtresse, qui m’a juste dit : « tu rêves, Elif ? ». Un jour, la maîtresse a expliqué à la classe que mon prénom était la première lettre de l’ancien alphabet, alîf, et qu’en arabe ça voulait dire « la connaissance ». C’est peut-être pour ça qu’elle ne m’a pas grondée au musée.

 

Essen, Trinken und andere Wirklichkeiten

28. Österreichisches Übersetzerseminar – Freitag, 4. Mai 2012:
Referate und Diskussion

Waltraud KolbWaltraud Kolb: Einführung und Moderation (17:30)


Einführung – Waltraud Kolb

 

 

Nathalie Rouanet Herlt: Von Powidltatschkerln, Golatschen und Leberkässemmeln oder Die Funktion des Essens in der österreichischen Literatur.   (45:20)Nathalie Rouanet-Herlt

Von Powidltatschkerln, Golatschen

 

 

Ulrich Kautz: Im Wok gerührt und in die Pfanne gehauen. Die chinesische Küche in deutschen Texten.  (39:03)  (41:34)Ulrich Kautz
Marque 03


Marque 04

 

Traduire en pays dominé

« L’unique hurlement est en toi. »
[Patrick Chamoiseau, Écrire en pays dominé]

Istanbul, septembre 2011. Voilà un an que je me suis installée dans cette ville tentaculaire dont je ne connais encore que trop peu la langue et les mœurs. J’arpente souvent la grande artère commerçante, la célèbre İstiklal Caddesi, à la recherche de repères : Institut Français, Goethe-Institut, disquaires et libraires. Dans la vitrine de Mephisto, le dernier Elif şafak, Iskender, et la série des Ayşegül : Ayşegül à la mer, Ayşegül à la ferme, Ayşegül au zoo, Ayşegül fait la cuisine1. J’ai déjà remarqué que la littérature et la chanson françaises sont très appréciées ici. En tête de gondole, le CD de Zaz qui sert d’ailleurs déjà de sonnerie de téléphone. Et à la caisse, Le Petit Prince dans sa traduction turque. Un indémodable, semble-t-il. Je sais qu’il est paru l’an dernier dans une nouvelle traduction allemande d’Elisabeth Edl2, et je viens de lire dans TRANSLITTÉRATURE3 que Sarah Ardizzone en avait traduit tout récemment en anglais l’adaptation en bande dessinée et Ros et Chloe Schwartz la version originale.

 Tandis que je patiente dans la queue pour payer mes achats, je me souviens qu’il y est question de la Turquie – et c’est justement un des passages que cite et commente Sara Ardizzone. C’est dans le chapitre IV, celui sur l’astéroïde B612 dont le narrateur pense qu’il s’agit de la planète du petit prince : « Cet astéroïde n’a été aperçu qu’une fois au télescope, en 1909, par un astronome turc. » Mais ce dernier n’aurait pas été pris au sérieux à cause de son costume oriental, tel que Saint-Exupéry l’a dessiné : fez et pantalon bouffant. Puis on y lit cette phrase : « Heureusement pour la réputation de l’astéroïde B612, un dictateur turc imposa à son peuple, sous peine de mort, de s’habiller à l’européenne. L’astronome refit sa démonstration en 1920, dans un habit très élégant. Et cette fois-ci tout le monde fut de son avis. »4 Sarah Ardizzone, qui a supprimé le mot heureusement, commente son choix de traduction ainsi : « Heureusement pour la réputation de la planète dans les cercles scientifiques, peut-être ; mais on voit difficilement d’autres raisons de s’en réjouir ». La traductrice turque, Sumru Ağıryürüyen, a remplacé le mot dictateur5 (qui serait diktatör en turc) par leader (lider) :

Ama, asteroid B612’nin şansına; dediği dedik bir Türk lider, karşı çıkanları ölüm cezasıyla tehdit ederek, halkının Avrupalılar gibi giyinmesini şart koştu.6

On ne saurait taxer cette traductrice d’infidélité, d’autant plus qu’elle a conservé l’expression sous peine de mort (ölüm cezasıyla). Simple question de sémantique, me direz-vous. Mais alors, pourquoi ce choix ? On l’aura deviné, le dictateur turc en question est Atatürk. Or il faut savoir qu’en Turquie, on est passible d’emprisonnement pour avoir traité Atatürk de dictateur.7 Et il faut avoir vu des enfants en uniforme scolaire alignés au garde à vous dans la cour d’une école, la tête tournée vers le buste d’Atatürk, chanter avec ferveur l’hymne national, pour comprendre que ce culte voué à la personnalité de Mustafa Kemal est… incompréhensible ! Atatürk est partout ; des bustes, des statues en pied, des photographies ; dans les écoles, sur toutes les places, dans les magasins, les taxis, les échoppes d’artisans, sur les billets de banque. Ce héros des Dardanelles qui a repoussé les alliés à la célèbre bataille de Gallipoli en 1915, méritant ainsi son premier titre honorifique de Gazi (Le Victorieux), est surtout vénéré pour avoir modernisé et européanisé le pays : instauration de la laïcité, réforme des noms de famille, du code vestimentaire et de l’écriture en remplaçant l’alphabet arabe par l’alphabet latin, droit de vote des femmes. Cette révolution sociale sans précédent, appelée « révolution kémaliste », lui vaudra le titre de Pascha. Puis, en 1934, sur décision de l’Assemblée, Mustafa Kemal devient Atatürk (le Turc-Père, au sens de « Turc comme l’étaient les ancêtres »).
Ceci expliquant cela ? « Un dictateur n’a pas de concurrent à sa taille tant que le peuple ne relève pas le défi », disait François Mitterrand.8

Février 2012. L’hiver n’en finit pas. Je reviens régulièrement chez les disquaires et libraires de l’İstiklal Caddesi. Chez Mephisto, j’achète un DVD de Fatih Akhin et des poèmes d’Aragon, Éluard et Orhan Veli mis en musique par Livanelli. À la caisse, Le Petit Prince turc est à présent flanqué de la traduction kurde par Fawaz Husên. Grâce au dessin de l’astronome au fez et pantalon bouffant, je trouve vite le chapitre IV et le passage incriminé :

 Lê ji xêr û xweş bextiya gêrestêra piçûk B612 re, dîktatorekî tirk fermanek j ibo miletê xwe derxist û yê bi wê fermanê nekira û cil û bergên ewrûpî li xwe nekirana, ew ê bihata kuştin.9

De mémoire de traductrice, jamais fidélité au texte n’a été aussi subtilement subversive.


1 On aura reconnu la série des Martine de Gilbert Delahaye et Marcel Marlier, traduite en turc par Füsun Önen, éd. Rasit Çavas, Istanbul.

2 Traductrice autrichienne d’auteurs des XIXe et XXe siècles, tels que Stendhal, Flaubert, Julien Green, Patrick Modiano et Philippe Jaccottet.

3 TRANSLITTÉRATURE, été 2011, no 41, p. 16-24, interview traduite de l’anglais par Claire-Marie Clévy.

4 Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince, Gallimard, nrf, Paris, 1999, p. 20-21.

5 Un ami linguiste qui collectionne les éditions étrangères du Petit Prince m’a confirmé que le mot avait été traduit par dictateur dans toutes les langues dont il dispose (25 !), sauf dans la version ouzbek qui a la forme sultoni, qui signifierait sultan.

6 Antoine de Saint-Exupéry, Küçük Prens, traduit en turc par Sumru Ağıryürüyen, mavibulut, Istanbul, 2011, p. 18-19.

7 La journaliste Nagehan Alçi a été arrêtée en novembre 2011 pour insulte à l’encontre d’Atatürk et encourt entre une et trois années de prison.

8 In : Le Coup d’Etat permanent.

9 Antoine de Saint-Exupéry, Mîrzayê Piçûk, traduit en kurde par Fawaz Husên, Avesta, Istanbul, 2011, p. 27.